AUX MATINS TRIOMPHANTS... *****
A 19 heures précises ce lundi 10 novembre 2025, les portes de la salle du Théâtre des Bouffes parisiens dans le 2ème arrondissement se ferment.
Pas question d'arriver en retard, les portes resteront closes. Les lumières s'éteignent, le silence se fait. Une voix prévient que le spectacle durera 1 h 50 min. sans entracte (j'entends mon amie soupirer un "Oh p..... !" inquiet). Les téléphones doivent être éteints et les photos sont interdites.
599 personnes sur 600 ont compris la consigne du portable éteint...
Le décor est minimaliste mais cohérent. Un petit bureau, une table basse, un fauteuil, une chaise, un verre d'eau et quelques livres.
Désolée pour la qualité des photos.
Celle-ci n'est pas de moi :

Inconfortablement installée au pigeonnier de ce magnifique théâtre à l'italienne qui m'avait annoncé une visibilité réduite, je suis ravie de mon placement. Je ne perdrai pas un instant l'artiste des yeux, je verrai chacune de ses expressions, j'entendrai chacun de ses mots. On dit parfois boire les paroles. Je les engloutirai.
Des années, voire des décennies que j'attends un tel moment. A 19 h 02 Fabrice Luchini entre en scène. Silhouette nerveuse presque juvénile. Jean, chemise blanche, veste claire en daim et une montre qui semble le gêner, qu'il glissera dans sa poche et remettra au poignet à la fin. Et oui, on ne fait pas qu'écouter Fabrice Luchini, on observe chacun de ses gestes.
Pourquoi ce spectacle s'appelle-t-il Fabrice Luchini lit Victor Hugo ? Il ne lit pas, il ne déclame pas, il ne récite pas ; il dit, il interprète dans le sens où il a compris, déchiffré et il nous transmet. Il sait de quoi il parle. A peine jettera-t-il quelques coups d'oeil au cahier qui l'accompagne, support de ce texte fleuve qui le maintient sur scène pendant deux heures. Car il reviendra, dix minutes comme pour un rappel, nous enchanter une seconde fois avec ce texte (tellement ennuyeux lorsqu'on nous l'impose à lire adolescents) Booz endormi* qu'il décortique et en révèle toute la profondeur et finalement la simplicité grâce à ses apartés. Il peut s'attarder plusieurs minutes sur ce vers : Booz s'était couché de fatigue accablé en digressant sur le terme "accablé". Il peut nous emporter dans son émerveillement face à cet autre vers : "Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth" et tester l'érudition du public (oui c'est parfois un spectacle interactif). Si Ur est une ville qui existe bel et bien (en Mésopotamie, actuel Irak), Jerimadeth est une pure invention dans le seul but de la faire rimer avec demandait. Et je me suis prise à rêver à ce que tous les profs de lettres permettent d'accéder ainsi, avec humour et érudition aux textes les plus obscurs. Ce n'est qu'un rêve.
Pourquoi Fabrice Luchini lit Victor Hugo est-il un spectacle ? Dans spectacle, j'entends quelque chose de mouvementé, riche en scénographie et moments spectaculaires. Ici un homme seul, sans artifice ni simulation vous aimante à son texte, à son phrasé, à sa passion communicative. A ses envolées lyriques et passionnées parfois entrecoupées d'instants de grand calme comme lorsqu'il nous susurrera un des tubes de Victor Hugo, Demain dès l'aube... qu'on a parfois appris par coeur sans véritablement connaître dans quel drame insurmontable et chagrin inconsolable il puisait son origine.
Fabrice Luchini dédie son son spectacle à la réalisatrice Sophie Fillières dont la mort l'a profondément affecté. Ils s'apprêtaient à tourner ensemble un film qui devait s'intituler V. Hugo... Et dans cette déferlante d'émotions où seuls comptent les mots, l'acteur (génial) démarre par ce qui fut le drame de la vie d'Hugo, impossible à la consolation, la mort de sa fille Léopoldine, la préférée. Il y a plus joyeux comme entrée en matière mais Fabrice Luchini qui s'en étonne toujours, s'adresse à un public conquis d'avance lui, qui contrairement à ce que ses détracteurs peuvent penser s'efface devant la beauté et la puissance des mots dont il nous emplit le coeur et l'âme. Car il faut bien le reconnaître, Fabrice Luchini pourrait lire Martine à la plage il réussirait à (me) fasciner. Sauf que là c'est Hugo et que, bon sang !, qu'est-ce que c'est beau !
André Gide répondait à la question : "Qui est le plus grand poète français ? Hugo, hélas !"
Car oui ce spectacle, cette lecture... est drôle parfois.
Cela commence à Guernesey pendant l'exil. On découvre ou redécouvre, pourquoi, comment Hugo s'est retrouvé en exil. Il aborde l'amour pour Adèle sa femme mais aussi celui pour Juliette Drouet, l'amante éternelle et sacrifiée. Et pour nous accorder une respiration salutaire et bienvenue, l'acteur évoque un extrait du Livre des tables. Pendant deux ans, Hugo s'est adonné au spiritisme dans l'espoir de communiquer avec sa fille et là, le show Luchini est lancé. Les exemples à mourir de rire abondent. En voici un parmi d'autres. Lorsque les apprentis spirites sont réunis, ils ont la chance d'être rejoints par Molière, Mozart ou Jésus (et d'autres antiques figures dont je n'ai pas retenu le nom). Molière est plutôt conciliant car un des participants n'étant pas très en forme ce jour là, on lui demande de revenir vendredi. Molière accepte. S'ensuivent un échange et une participation du public émerveillé, reconnaissant, impossibles à raconter. Puis une imitation de MC Solaar, une autre (parfaite) de Louis Jouvet le Dalaï Lama ou de Michel Bouquet le master.
Evidemment, comme pour permettre à Fabrice (c'est décidé je l'appelle Fabrice) de pousser sa gueulante, à la fois tellement drôle et justifiée, un téléphone sonne, une dame tousse. C'est absolument interdit dans ses spectacles car cela pollue la beauté des textes et des mots. Pris un à un ils semblent trouver toute leur gloire par la plume de Hugo et au travers de la voix de Luchini. Autre sujet inévitable, son interminable, inguérissable et inaltérable dépression, ses quarante cinq années à alterner psychiatres pour les médicaments et psychanalystes pour tenter de comprendre le pourquoi du comment. Je comprends tellement cette difficulté à être au monde tout en étant joyeux et exubérant.
Puis le silence revient, parfait, exemplaire, surprenant, pour plonger définitivement éblouis dans ce texte sublime de Booz endormi*. Rien qu'apprendre ce texte de dix minutes me paraît une prouesse. Imaginez que deux heures durant, l'acteur ne s'est tu qu'un instant pour nous laisser envahir à deux reprises par une musique divine, la Septième symphonie et la Marche funèbre de Beethoven. Car "ce sourd entendait l'infini" disait Hugo.
Puisque tout a une fin, au bout de deux heures intenses, passionnantes, émouvantes (je finis en larmes, mon hyper émotivité/sensibilité/sensiblerie (rayez les mentions inutiles) ayant été en alerte maximale), l'acteur épuisé, visiblement et sincèrement ému, toujours impressionné, émerveillé et sans flatterie pour la qualité d'écoute, termine dans un sourire par cette phrase de Jules Renard :
"Hugo était tellement génial qu'on en oubliait qu'il s'appelait Victor comme tout le monde".
Je me retourne vers mon amie qui faisait partie du public non acquis à la cause et je vois qu'elle sourit. Elle me dit : "tout va bien", elle aussi conquise.
Et comme la vie est parfois bien faite et alors que nous sortions sans précipitation dans le seul but de poursuivre notre périple parisien, dans une petite rue perpendiculaire au théâtre, un homme souriant et chaleureux, entouré d'une dizaine de personnes, récitait en verlan le Corbeau et le renard à deux enfants... J'ai pu lui dire mon émotion et ma joie (je cache ma tête, car j'ai vraiment l'air d'une idiote).
*Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril.
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
- Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Etait mouillée encore et molle du déluge.
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entrebâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
" Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.
" Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encore tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.
" Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;
Mais vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau. "
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.
Victor Hugo, La Légende des siècles, 1859










Commentaires
Jolie chronique, joli hommage.
Et pour aller avec ta tête cachée, ces deux vers de Lynda Lemay :
"Je suis r’tournée chez moi avec un sourire niais
Depuis, ce sourire ne me quitte plus jamais".