Sois sage de Juliette Garcias ***
Nathalie qui veut qu’on l’appelle Eve commence un nouveau boulot de livreuse de pain dans la campagne profonde et bourguignonne. Très vite, on s’aperçoit qu’elle ment à tout le monde et peut-être aussi à elle-même. Elle s’invente un « fiancé » qui n’est jamais ni jamais tout à fait le même, ni tout à fait un autre, selon qu’elle change d’interlocuteurs. Tantôt il l’attend en Angleterre, tantôt il est mort dans un accident de voiture, ou marié et ne peut la voir comme il le souhaiterait, ou il lui offre des chemisiers qu’elle doit porter pour penser à lui… Tout est étrange dans son comportement. Sa façon de surveiller ce couple et ce bébé en se cachant dans la forêt. Son habitude de ne pas répondre aux questions ou de ponctuer ses dérangeantes réponses d’un sourire lumineux et irrésistible. Jusqu’à ce que l’homme qu’on aurait pu croire inventé de toute pièce apparaisse. Peu à peu, on se met à comprendre pourquoi Nathalie/Eve est si seule, tellement bizarre, pour ne pas dire complètement dérangée.
Alors qu’on se met de plus en plus à imaginer les pires choses, c’est le plus abominable des crimes qui va nous être révélé !
L’étonnante réalisation bercée parfois par un concerto pour piano à quatre mains de Schubert (je crois), que des bruits angoissants ou de longs silences viennent interrompre est à la fois élégante et oppressante. La réalisatrice développe un travail étonnant sur les sons, les couleurs, les lumières et les matières qui confère à l’ensemble un paradoxe incroyable entre la beauté, la douceur, la chaleur qui règnent dans la campagne environnante et la noirceur du drame qui se dessine peu à peu. Certaines scènes sont à la limite du soutenable : la manucure spéciale de Eve, les scènes avec le bébé, l'ultime rencontre entre deux personnages...
Bruno Todeschini me semble faire preuve d’un véritable courage pour interpréter avec finesse, sobriété et ce qu’il faut d’ambiguïté le rôle d’un homme à ce point haïssable.
Inconfortable et perturbant, ce premier film de la réalisatrice est portée par une toute jeune actrice, Anaïs Demoustier, qui garde encore sur le visage les taches de rousseur et les joues rondes de l’enfance. Elle fait pourtant preuve d’une étonnante maturité pour interpréter cette fille perdue à cause de l’amour ou plutôt des prétendues preuves d’amour les plus inconcevables et inadmissibles qui soient. Elle est extraordinaire, pure, dure, fragile et inquiétante, bouleversante.