38 TEMOINS de Lucas Belvaux **(*)
Une nuit au Havre, une jeune fille morte baigne dans son sang dans le couloir d'un immeuble. Dès le lendemain la police enquête et se voit opposer un silence lourd et embarrassé de la part des habitants du quartier. Tout le monde dormait profondément, personne n'a rien vu ni entendu. Au bout de quelques jours Pierre tourmenté par le remords et alors que sa compagne lui demande d'oublier, prévient l'inspecteur de police qu'il a en fait entendu des cris et vu une femme blessée entrer dans l'immeuble. Et qu'il s'est recouché. Une journaliste fait par ailleurs des recherches de son côté pour tenter de comprendre pourquoi aucun voisin n'est intervenu. L'enquête prend alors un tour nouveau.
Ce qui intéresse Lucas Belvaux n'est ni de chercher ni de trouver le coupable de ce meurtre barbare mais de s'interroger sur les raisons d'un tel silence. Et par là même de provoquer chez le spectateur les mêmes interrogations, sans juger évidemment. Juger c'est LE mal. Le procureur le dit d'ailleurs dans le film "personne ne prend plaisir à juger". Et des questions, on s'en pose, inévitablement. Que ferions-nous dans pareille situation ? Et le réalisateur n'élude rien, pas même la compassion commode et sincère qui fait que dès le lendemain une chapelle ardente avec photos de la victime, fleurs, bougies est installée à l'emplacement du crime et que la ville entière s'entasse à ses obsèques.
Je n'aime pas ne pas adorer un film de Lucas Belvaux que j'aime d'amour, mais malgré les magnifiques moments et la profondeur du propos, il y a des lourdeurs qui ne l'ont pas élevé au niveau de ses précédents films (Rapt, La raison du plus faible ou Cavale). Ici les portraits de femmes m'ont semblé totalement raté. Je n'ai pas cru à l'amour entre Pierre et Louise, d'autant que leurs conversations théâtrales sont plutôt superficielles. Le couple ne fonctionne pas. Et si on comprend aisément qu'un couple peut se déliter face à un événement qui les dépasse largement, à aucun moment on ne sent, on ne croit que Pierre et Louise se sont vraiment aimés. Le personnage de Natacha Régnier en mère isolée avec sa fille n'est que survolé, et lorsqu'elle éclate en sanglots parce qu'elle veut protéger "sa famille", ça ne passe pas. Quant à la journaliste, madame je sais tout, interprétée par Nicole Garcia, son côté incorruptible justicière n'impressionne pas.
Il n'en demeure pas moins que par certains aspects, Lucas Belvaux affirme encore ses dispositions de grand réalisateur de gauche en colère qui rêve d'un monde meilleur et continue de s'étonner de l'individualisme forcené de ses concitoyens. S'interroger sur la "non assistance à personne en danger", la honte et la lâcheté, c'est beau, fort et courageux. Et puis il y a Yvan Attal qui s'effondre intérieurement, rongé de remords, obsédé par des hurlements de femme qui ne lui laissent plus aucun répit. Parvenir au sous-jeu, au non-jeu que Belvaux lui a imposé est une performance. Et enfin, il y a le Havre, ville incroyablement grise, vide, rectiligne qu'il filme comme un personnage. La ville écrase tous les personnages par son gigantisme et Belvaux la rend belle quoique froide et impersonnelle. Le port, les cargos, les containers en enfilade sont comme une ville dans la ville, un labirynthe impressionnant où l'homme est insignifiant.