d’Arnaud Desplechin ****
Impossible de s’y prendre autrement pour annoncer de quoi il s’agit. Le film débute par une voix off qui déclare :
« A l’origine, Abel et Junon eurent deux enfants, Joseph et Elizabeth. Atteint d’une maladie génétique rarissime, le petit Joseph fut condamné à subir une greffe de moelle osseuse. Sa sœur étant incompatible, ses parents conçurent un troisième enfant, Henri, dans l’espoir de sauver Joseph. Mais Henri, lui non pus, ne pouvait rien pour son frère, et Joseph mourut à l’âge de sept ans. Malgré la naissance d’un petit dernier, Ivan, la famille Vuillard ne se remet pas des conséquences de ce traumatisme… »
Bien des années plus tard et alors que les relations sont plus que tendues, surtout entre Elizabeth qui a « banni » son frère Henri, Junon et Abel décident de rassembler tout ce monde pour la traditionnelle fête de Noël. Or rien ne semble traditionnel ou classique dans cette famille. On dirait que la mère n’a pas pardonné à Henri de n’avoir pu sauver son frère. Or, aujourd’hui, c’est elle qui est atteinte de la même maladie et qui a besoin d’une greffe de moelle. Chaque membre de la famille a fait les tests.
Par où commencer pour parler de ce film, de cette histoire, de ce conte humain, cruel qui emporte et submerge dans un maelström d’émotions insoupçonné et inattendu ? Toujours tendu, parfois drôle, souvent féroce, Desplechin réussit la prouesse d’être d’une profondeur inouïe sans jamais être lourd, d’une douceur, d’une légèreté, d’une gravité et d’une drôlerie ébouriffantes. Il vous cloue au fauteuil à la manière d’un P.T. Anderson au début lorsqu’il faut mettre en place les nombreux personnages sans embrouiller. Il y parvient. Ensuite, on pense à « Festen » pour les règlements de comptes familiaux, les révélations aussi, à Bergman pour la force et l’intensité. Et pourtant cela reste un film unique, de Desplechin, son meilleur, abouti, complet, intime, épidermique, un film qui approche la perfection tant il permet de visiter toute l’étendue de ce qui fait les rapports humains et plus encore les relations entre les membres d’une famille éclatée, décomposée.
Amour, haine, égoïsme, générosité sont au cœur de cette tragédie familiale jamais pesante, souvent hilarante et pourtant ô combien tendue voire inquiétante. Se dire des horreurs, crier au secours mais pas vraiment, tenter de révéler en une soirée tous les non-dits, chercher à guérir de tous les traumatismes qui collent à la peau, à la vie, à l’identité… tel est le pari de ce conte sublime et cruel.
Mais saura t’on jamais ce qu’Elizabeth reproche à Henri au point de ne pouvoir supporter physiquement d’être dans la même pièce que lui ? Henri, finalement seul donneur compatible pour sa mère lui fera t’il ce don ? Donnera t’il la vie à sa mère qui ne l’aime pas ? Est-ce que la vie, l’amour triompheront de la mort et de la haine ?
Être happé, littéralement par les joies et les tourments d’une famille dont on ne connaissait pas l’existence est le miracle, encore une fois, de ce film de Desplechin, un cadeau dans une vie de cinéphile.
Attardons-nous (le nous de majesté me sied à merveille non ?) sur l’interprétation, la distribution, le casting en acier trempé, en béton armé, en or massif.
Abel, le père, c’est Jean-Paul Roussillon, débordant d’amour maladroit pour ses enfants parce que trop envahi par celui, inconditionnel qu’il porte à sa femme. Il tente, toujours un peu gauche, d’harmoniser l’ensemble mais se heurte constamment à l’omnipotence de Junon. Ivan, le plus jeune (Melvil Poupaud) grand enfant bien que père lui-même, aime sa femme et semble être tout surpris d’être aimé en retour. Sa femme c’est Sylvia (Chiara Mastroiani), lumière vive et irrésistible, aimée d’amour inconsolable par son cousin. Anne Consigny est Elizabeth, la grande sœur qui vit le drame d’avoir un fils schizophrène, celui de perdre sa maman, d’avoir un frère qu’elle déteste (pourquoi ?) et qui pleure et qui chuchote (insupportable pour moi… bien qu’elle soit idéale pour incarner la tristesse qui suinte par tous les pores de sa peau… ne peut-on arrêter de la faire murmurer en pleurant ???). Emmanuelle Devos est Faunia, l’amie d’Henri, compréhensive, énergique qui refuse de se laisser asphyxier par les déchirements et les incertitudes de cette famille. Elle est tordante.
Mais au-dessus de ce monde en fusion, il y a Mathieu Amalric, indomptable, excessif et convaincant. Il est le plus torturé, le plus fragile, le plus abominable, méchant et drôle aussi. C’est lui qui peut regarder en face les gens et leur dire exactement ce qu’il pense d’eux (Jacques Becker si tu passes par là, regarde et écoute !) sans sourciller : « toi tu ne comptes pas », « je ne t’ai jamais aimée », « fous le camp ». Il est sans cesse au bord du coma éthylique (ce qui semble aider à pouvoir dire ce qu’on pense) sans jamais être ridicule. Il se prend des baffes, des coups de poing tant il est agaçant, sans sourciller. Il parle seul dans la rue, s’effondre tête première dans le caniveau. Il est grandiose, jamais ridicule, souvent drôle, parfois pathétique ou émouvant. Quel acteur, mais quel acteur !
Et puis, évidemment, il y la reine, que dis-je elle est impériale, Catherine-Junon-Deneuve qui comme toujours m’hypnotise littéralement par sa présence, rien que sa présence, son visage et sa voix unique qui peut cracher à son fils dans un débit inimitable « je ne t’ai jamais vraiment aimé »… et lors de la greffe lui dire encore « regarde, je rejette tout ce qui vient de toi ». Elle n’est jamais meilleure que quand elle est sentimentalement incorrecte comme ici. On sent qu’elle jubile à être cette « Junon » autant crainte que vénérée. Elle peut aussi sans jamais être ridicule, manger du regard Jean-Paul Roussillon et lui affirmer « t’es mignon », on la croit, puisque c’est elle qui le dit.
Ce film laisse son empreinte, délicieusement dérangeante et c’est avec de tels films que se renouvelle encore et encore l’amour du cinéma. Merci, que dire d'autre ?